Roshaneh Zafar reçoit le titre de docteur honoris causa de l’Université d’Anvers
Roshaneh Zafar, fondatrice et directrice de Kashf, reçoit le doctorat honorifique de mérite général de l’Université d’Anvers. Ce prix lui a été décerné en reconnaissance du travail qu’elle et son organisation ont accompli pour rendre d’innombrables femmes pakistanaises financièrement indépendantes. Elle a dédié ce prix aux femmes entrepreneurs de son pays, ainsi qu’à tous ses collègues de la Fondation Kashf. Nous nous sommes entretenus avec elle il y a quelques années, peu après l’épidémie de Covid-19, pour le rapport annuel d’Incofin cvso. La remise du titre de docteur honoris causa est une bonne occasion de republier l’interview de l’époque – qui est toujours d’actualité – ci-dessous. Bonne lecture.
Remise du titre de docteur honoris causa à Roshaneh Zafar par Herman Van Goethem, recteur de l’Université d’Anvers
Une révolution silencieuse? Égalité des genres au Pakistan.
Selon un récent rapport genre du FME, le Forum économique mondial, le Pakistan est en bas de la liste des pays dans le domaine de l’égalité entre l’homme et la femme. Même s’il y a des améliorations par rapport à il y a quelques années, les chiffres donnent vraiment à réfléchir. Seules 25% des femmes ont un poste, tandis que 85% de la population masculine est au travail et seulement 18% des revenus professionnels reviennent à des femmes, ce qui est environ le plus bas pourcentage au monde. Du moins, ce sont les chiffres officiels. « Beaucoup de femmes travaillent dans l’économie informelle. L’agriculture est de loin le secteur le plus important au Pakistan. Pas moins de 70% du travail dans l’agriculture est effectué par des mains de femmes. Pour la plupart un travail non payé, 70%, et reçoivent-elles une reconnaissance pour ce travail ? Non ! ».
La parole est à Roshaneh Zafar, fondatrice de Kashf Foundation. Dans le domaine de l’égalité des genres, notre organisation partenaire pakistanaise a fait un travail impressionnant. Elle est la personne par excellence pour nous dire comment elle a réussi dans un pays comme le Pakistan de renforcer les femmes les plus pauvres et de les armer pour les libérer, ainsi que leur famille, de l’emprise asphyxiante de la pauvreté.
Roshaneh Zafar est née et a grandi dans la deuxième ville principale et culturelle de Pakistan, Lahore, pas très loin de la frontière avec l’Inde. Roshaneh y a grandi comme la benjamine d’une famille aisée et libérale ; ses parents tenaient à donner les mêmes chances à Roshaneh qu’à ses trois frères ainés. Après avoir terminé son lycée à Lahore, Roshaneh a décidé, avec l’accord de la famille, de faire la traversée vers les États-Unis et de faire des études à Business School à Wharton.
Étiez-vous en tant que femme une exception dans votre environnement en partant étudier à l’étranger?
Zafar:« Certainement. La plupart des autres filles de mon environnement de cette époque – début des années ’90 – restaient au Pakistan. J’étais l’une des peu de filles de mon année à partir à l’étranger après le lycée et d’autant plus aux États-Unis. La plupart de mes amies n’avaient pas le droit d’étudier de leurs parents. Connaissez-vous Mona Lisa Smile, le film qui retrace la vie de filles dans une école américaine dans les années ’50. Or, ce fut pareil il y a encore très peu de temps au Pakistan : la principale raison pour une fille d’aller à l’école était d’apprendre à devenir une bonne épouse. Beaucoup de mes amies étaient douées pour devenir scientifique, ingénieur, médecin ou économiste. Elles auraient pu contribuer à formuler des réponses aux questions importantes dans le monde. Mais alles n’ont jamais eu cette chance. Déjà très tôt, je me suis rendu compte de mon privilège et je suis très reconnaissante des chances que j’ai eues. »
Pourquoi avez-vous choisi une formation économique?
Zafar: « Jeune femme, je voulais avant tout acquérir une indépendance économique et gagner de l’argent et le monde financier me semblait être le bon chemin pour y arriver. J’avais 17 ans et je rêvais de devenir un banquier d’affaires, ce qui ne m’a pas quitté jusqu’à la fin de mes études à Wharton. Je n’ai même jamais eu un entretien d’embauche à Wall Street.
Mais alors le doute s’installe sur mon rêve. Je voulais être plus qu’un grain de sable qui grippe une grande machine. De plus, je ne ferais que rendre les riches encore plus riches. Je me réalisai tout d’un coup que cela n’avait pas de sens et décidai de changer de fusil d’épaule. Je décidai donc d’obtenir un Master en Économie de développement à l’université de Yale. »
Après cette étude, un poste chez la Banque mondiale ne me semble pas illogique.
Zafar: « À l’époque, cela me semblait être un pas logique. Après avoir renoncé à mon rêve de devenir banquière, je visais la Banque mondiale où je pourrais réaliser de bonnes choses à une grande échelle. Dans ce cadre, je voulais en revanche me salir les mains et avoir du contact sur le terrain. Un poste au siège à Washington DC ne m’intéressait pas. Après Yale, je suis donc retournée au Pakistan, mais j’ai déménagé de Lahore à Islamabad. Je suis finalement restée quatre ans à la Banque mondiale, jusqu’à 1995. »
Pourquoi avez-vous démissionné de votre poste à la Banque mondiale au bout de quatre ans ?
Zafar: « Ma conscience m’a empêchée d’y rester plus longtemps. Sachez quand-même que ce fut un temps magnifique où j’ai rencontré des mentors fantastiques. J’y ai beaucoup appris. Surtout, grâce aussi au fait que je pouvais faire beaucoup de recherche sur le terrain. La principale chose que je retiens de cette période est la notion de force de l’histoire. Comment l’impact d’une histoire peut profondément changer les idées des gens. J’avais pour tâche d’identifier comment les projets de développement avaient influé la vie des femmes : et je devais donc documenter les histoires de leur vie. Les ambitions de toutes les différentes femmes étaient au fond toutes similaires, les mêmes que celles de vous et moi : nous voulons une belle vie, créer un bon foyer pour nous et nos enfants. Mais contrairement à nous, elles ne disposent pas de moyens économiques pour y arriver. La question que l’on m’a donc posé partout au Pakistan était donc toujours la même, à savoir de quelle manière elles pouvaient en tant que femmes contribuer à leur foyer et à leur avenir économique. »
Et aviez-vous l’impression que la Banque mondiale ne pouvait pas donner de réponse suffisante à leur question?
Zafar: “ « C’est exact. Les activités de la Banque mondiale ne correspondaient pas tout à fait à cette question. La Banque mondiale investissait et donnait de l’argent aux autorités, mais sans y impliquer la communauté locale. Et alors un projet ne peut pas atteindre son but, tout comme l’histoire des ingénieurs dans la parabole du puits à eau qui circule souvent dans notre secteur. Je ressentis un fossé énorme entre ce que le projet devrait produire et les attentes et les besoins de la communauté locale. Et surtout, la voix de la femme de la communauté fut marginalisée dans ce processus, alors que je me rendais précisément compte que les femmes voulaient faire partie de la solution. »
PARABOLE DU PUITS À EAU
Deux ingénieurs occidentaux visitaient un petit village dans l’ouest de l’Afrique. Lorsqu’ils voyaient que les femmes quittaient chaque matin le village pour marcher jusqu’à la source la plus proche pour y puiser de l’eau, ils se sont penchés sur une solution. Ne serait-il pas un cadeau magnifique si nous pouvions raccourcir le trajet quotidien de ces femmes de 16 km? Ils ont investi dans une recherche d’eau, ont trouvé une source sous-terraine tout près du village et ont construit avec une entreprise un puits à 2 km du village. Un an plus tard, ils retournèrent au village, mais à leur grande stupéfaction, personne ne se servait du puits. Ils ont donc demandé aux femmes du village pourquoi. La réponse fut rapide: » Vous ne nous avez pas demandé de le construire. Chercher de l’eau est le seul moment de la journée pour pouvoir profiter d’un moment loin de chez nous. »
Lorsque Roshaneh travaille pour la Banque mondiale et bataille avec ces questions, elle rencontre lors d’une conférence Muhammad Yunus. Yunus avait créé la Grameen Bank au Bangladesh et fut de ce fait le fondateur du microfinancement. En 2006, Yunus devrait recevoir le Prix Nobel de la Paix pour ses efforts. La rencontre que Roshaneh a eue avec lui, a produit un changement radical de cap de sa vie.
Zafar: « En tant que croyante, je suis convaincue que Dieu ait planifié cette rencontre précisément à ce moment-là. En tout cas mon moment Eureka. Au Bangladesh, un pays qui appartenait autrefois au Pakistan, cela lui a réussi, donc pourquoi pas au Pakistan ? Lorsque j’avais démissionné de mon poste à la Banque mondiale, je lui ai envoyé un courriel. Il ne m’a pas répondu de suite, mais quelques jours plus tard, une compagnie d’aviation locale m’a contactée par téléphone en m’indiquant qu’un certain Muhammad Yunus avait réservé un billet d’avion pour moi pour Dhaka, la capitale du Bangladesh. Début 1995, j’ai donc passé la frontière pour travailler à la Grameen Bank. J’avais l’intention d’y travailler pendant au moins un an, mais au bout de trois mois, il m’a appelée et a dit : « Tu vois, Roshaneh, on n’a pas besoin de toi ici. Mais pourquoi tu ne te lances pas dans ton pays natal ? » Avant que je puisse quitter son bureau, il m’a passé un chèque de 10 000 dollars. Il n’a jamais demandé le remboursement de cette somme. »
L’inspiration pour Kashf vient donc de l’exemple de la Grameen Bank, mais avez-vous simplement dû copier le modèle de Yunus ?
Zafar: « Non, j’ai d’ailleurs d’abord pris le temps de voyager à travers l’Asie pour étudier divers modèles avant d’élaborer le plan pour Kashf. Grameen au Bangladesh fut une approche, mais je voulais voir comment les gens procédaient par exemple en Inde et au Népal. Nous avons repris en revanche les principes majeurs de Grameen : aucun gage n’est demandé, les clients n’ont pas besoin de se rendre à nos bureaux, car nous nous rendons chez eux et des prêts ont été payés à un groupe de cinq femmes. Ces femmes étaient alors, comme groupe, ensemble responsables des remboursements et du suivi. Au début, cette formule marchait bien, mais depuis 2008, nous fournissons des prêts individuels où nous élaborons ensemble avec l’entrepreneuse un prêt sur mesure pour elle et son entreprise.
Le caractère unique de Kashf est que nous mettons spécifiquement l’accent sur les femmes, ce qui se traduit surtout dans l’aspect social de notre fonctionnement. Nous voulons être sûrs que l’argent que nous prêtons à la femme vienne réellement à l’aide de ses activités et qu’elle ne transmette pas l’argent prêté à son époux. Pour le monde extérieur, on prête alors bien à la femme, mais avons-nous consolidé ses activités ou sa situation? Non. Notre mission vise précisément à faire augmenter le nombre d’entrepreneurs féminins afin de les sortir ainsi de la pauvreté. »
C’est un noble but, mais comment faire dans une société patriarchale comme le Pakistan et sans créer de conflits entre l’époux et les autres hommes dans la famille et la communauté des femmes que vous voulez aider ?
Zafar: « Nous impliquons autant que possible la communauté et le reste de la famille dans le processus. En tant qu’organisation autochtone, nous comprenons bien la dynamique culturelle établie et en tenons compte. En partant de ce principe, nous essayons d’impacter la vie de nos femmes et misons fort sur la maturation des esprits. Mais attention, c’est un travail de longue haleine et pas facile, mais nous pouvons nous targuer de résultats convaincants.
Une pratique concrète est par exemple le théâtre interactif. Cette idée fut inspirée par le travail de l’éducateur brésilien Paulo Freire. Par exemple, nous produisons une pièce de théâtre sur le mariage d’une enfant, une pratique malheureusement trop courante au Pakistan. Juste au moment où un homme de 40 ans est sur le point de se marier avec une fille de 10 ans, nous arrêtons la pièce. Nous demandons au public si quelqu’un veut changer la direction de la pièce et pourquoi. Cela crée un moment de réflexion chez le public qui comprend habituellement quelques 200 personnes de la communauté locale.
Une autre manière que nous pratiquons pour atteindre les gens passe par les séries télévisées. Nous le faisons entre-temps depuis 2012 et elles ont bien gagné en popularité. À cet effet, nous faisons travailler les meilleurs scénaristes, acteurs et régisseurs. À chaque fois, le thème porte sur l’égalité des genres. En ce moment, nous enregistrons notre quatrième production sur des filles qui sont entrainées dans la prostitution jusqu’à ce que le coronavirus mette des bâtons dans les roues.
Ce ne sont pas de minces efforts, mais comme le Docteur Yunus m’a avertie, le plus grand défi n’est pas de lancer un service de microfinancement, mais en revanche de changer la mentalité. »
Et comment savez-vous si vous êtes en train de réussir votre entreprise ?
Zafar: « Tout comme pour utiliser un instrument d’évaluation pour calculer notre impact économique, nous l’utilisons pour notre impact social. Nous ne tenons donc non seulement compte des paramètres, comme l’augmentation du revenu, l’emploi, etcetera, mais nous recherchons aussi à savoir comment la situation évalue au plan de l’accès aux soins médicaux ou comment le processus décisionnel au sein de la famille évolue et le degré d’implication de la femme dans ce cadre ou comment la femme en question se sent sûre d’elle. Nous mesurons aussi l’indice de violence conjugale. Et que montrent nos données : les femmes qui savent elles-mêmes gagner de l’argent et qui sont moins indépendantes de leur époux, ont moins de discussions autour de l’argent et des dépenses et le risque de violence conjugale est bien moins élevé. »
Et si nous regardons de près un pays comme le Pakistan : quelle évolution voyez-vous au niveau de l’égalité entre l’homme et la femme?
Zafar: « La situation de la femme pakistanaise a bien changé. Les femmes ont à présent plus d’opportunités de travailler dans un grand nombre de secteurs où cela fut autrement pratiquement impossible : le secteur des médias, la vente, le tourisme, … partout on voit plus de femmes, tandis qu’autrefois on ne les trouvait qu’à l’arrière-plan.
D’ailleurs, entre-temps il y a plus de femmes que d’hommes qui finissent leurs études à l’université, ce qui ne se traduit pas encore dans une participation au travail proportionnelle. Le transport, le manque de garde d’enfants, le manque d’aide de la famille, un environnement misogyne en sont un certain nombre de raisons. Cela me fait d’ailleurs mal au cœur de savoir que le Pakistan est l’un des pays avec le plus faible nombre d’entreprises dirigées par une femme.
Je reste néanmoins optimiste. Je note quand-même qu’une révolution tranquille est en cours et je suis convaincue que dans moins de dix ans beaucoup plus de femmes pakistanaises participeront à l’économie. La technologie les aidera à cette fin. Je vois d’ailleurs que l’un des avantages de la crise du coronavirus est que les entreprises sont contraintes de faciliter le travail à la maison, ce qui rend plus facile aux femmes de démontrer leur valeur. »
Comment envisagez-vous l’avenir de Kashf ?
Zafar: « Le proche avenir sera surtout sous le signe de faire face à la crise du coronavirus et à la réhabilitation économique de toutes nos entrepreneuses et leurs familles. Actuellement, nous avons quelques 535 000 clients et cela nous prendra peut-être deux ans pour les aider tous à surmonter.
À plus long terme, je vois un grand potentiel de croissance au Pakistan pour nous et notre secteur. Vous savez, la population au Pakistan est jeune et entreprenante. Actuellement, le secteur du microfinancement au Pakistan compte environ 76 millions de clients et nous y voyons un potentiel de croissance jusqu’à environ 100 millions de clients. »